Les Grandvalliers s'intéressent particulièrement à ces transports et ventes au dehors des produits locaux, ils en firent même leur principal métier de complément ; les lapidaires, horlogers, tourneurs existaient bien chez eux, mais en petit nombre.

Comment expliquer cette orientation spéciale du Grandvaux ? Sans doute la dispersion extrême des maisons ne facilitait guère la petite industrie. On se trouve ici dans la zone du Jura où l'émiettement des habitats atteint son maximum. Il est des communes qui n'ont absolument aucun centre, comme celle du Lac-des-Rouges-Truites, dont un petit lac sans aucune habitation forme le noyau central ; il n'y a aucun lieu-dit habité qui porte le nom de la commune.

La topographie rend le pays peu accessible, mais la forêt l'isole plus complétement encore ; une ceinture presque continue d'épais boisements de sapins, de joux, enclôt le pays. Aussi le Grandvaux a-t-il toujours fait figure de canton à part ; c'était le baty de Grandvaux jadis sous l'autorité de l'abbaye de Grandvaux qui, elle-même, relevait de Saint-Claude.
Les communes étaient de simples sections du territoire abbatial, du baty, et portaient le nom curieux de rivières : on disait les Cinq Rivières de Grandvaux, bien que le pays ne compte aucune rivière ni même de ruisseaux. Le peuplement, très dispersé, est composé de maisons énormes, abritant jadis plusieurs familles et qui étaient presque des hameaux ; on les appelait voisinai.


(Reconstitution des rouliers du Grandvaux, à Levier en 2006, par Les Amis du Grandvaux, photo Yves Vignane)

Le Grandvaux connaissait plus qu'aucune partie du Jura le régime de la famille, patriarcal, véritable communauté taisible. Dans les vastes granges, pères, mères, enfants, cousins, neveux demeuraient ensemble autour de l'ancêtre. Des maisons comptaient jusqu'à trente personnes, dont plusieurs ménages. Le domaine était insuffisant pour occuper une pareille maisonnée il pouvait y avoir une ou deux pièces consacrées à la petite industrie, mais cela ne suffisait pas non plus. De telles familles imposaient l'émigration à quelques membres.
Les Grand valliers restèrent main mortables de l'abbaye de Saint-Claude jusqu'au XVIIIe siècle, et la campagne menée en leur faveur par Voltaire est bien connue ; déguerpir était une des seules manières de conquérir un peu de liberté, et c'était une habitude ancienne.

D'ailleurs le pays était traversé par une des plus importantes voies de passage du Jura, la route de Genève à Dijon par la Faucille, ou par le col de Saint-Cergues, qui, pour les gens du Léman, porta longtemps le nom de chemin de Bourgogne, très ancienne voie qui conduit aux puits salés de Salins et aux saulneries de Lons et qui était familière aux Suisses dont certains avaient des exploitations autour de Salins.
Aussi le roulage du sel était-il très actif ; son transport se développa encore au XVIII ème siècle lors de l'extension de l'industrie fromagère en montagne. Les chalets à fromage étaient de grands consommateurs pour leurs saloirs.
Le sel voyageait sous forme de gros pains entassés en des voitures à bâche. L'enquête sur le roulage, de 1811, montre que cette route avait pris une grande importance au détriment de la route de Nantua et de celle de Saint-Claude ; on note le passage par Morez des riz du Piémont et des cotons de Naples ou du Levant.

Les Grandvalliers apprirent le roulage souvent par force, réquisitionnés comme corvéables, mais ils s'y livrèrent aussi par goût. La route jurassienne plus septentrionale de la cluse de Pontarlier-Jougne n'a pas engendré les mêmes orientations professionnelles chez les habitants de la Chaux-d'Arlier, bien qu'elle fût parcourue dès avant l'époque romaine. Sans doute interviennent certains facteurs extra-géographiques qui relèvent du domaine psychologique ; les Grandvalliers ont été renommés de tout temps pour leurs mœurs vagabondes ; on les a souvent appelés les Auvergnats du Jura.
Cependant les émigrants du Grandvaux ne parcouraient pas les routes comme les Auvergnats, sac au dos et munis d'une pacotille variée. Ils furent essentiellement des conducteurs de voiture, des rouliers.

Dans tout le Jura, l'abondance des forêts oblige à de nombreux charrois ; l'industrie forestière réclamait presque autant de charretiers que de bûcherons,offrant ainsi un travail de complément pour l'hiver, très répandu dans toute la montagne. Les Grandvalliers furent préparés à leur métier par ces charrois de bois, mais ils devinrent bientôt de vrais rouliers.
Ils avaient la chance de posséder depuis longtemps un type de voitures à quatre roues, solides et bien roulantes, appelées grinvallières parce qu'ils les construisaient eux-mêmes sans aucun clou, rien qu'avec des chevilles, en sorte qu'elles se démontaient et se réparaient facilement. Les moyeux et essieux étaient en hêtre, ainsi que la jante double ; le plateau et les rebords en sapin. C'est la voiture rurale longue et étroite du Jura, à peine transformée.
Elle portait au plus une tonne de marchandises. Les Grandvalliers étaient passés maîtres dans la construction des voitures, au point qu'ils en faisaient commerce.
Chaque voiture était traînée par un cheval. Les anciennes maisons du Grandvaux possèdent encore de belles écuries et de vastes remises ; le voiturier conduisait trois à six voitures, et il n'était pas rare qu'une famille possédât deux ou trois voituriers (à Saint-Pierre, en 1840, il y a 450 hab. et 422 chevaux). Au Lac-des-Rouges-Truites en 1792, après des réquisitions importantes, il restait encore 102 chevaux pour moins de 200 hab. En 1811, l'enquête sur le roulage estime que les Grandvalliers de Morez fournissent plus de 1 000 chariots.

Les chevaux s'achetaient vers Maîche ou Pontarlier ; ceux qui servaient de tête de file se payaient très cher, ils étaient d'ailleurs parés d'un miroir encadré de clous de cuivre et ombragé d'une queue de renard ; les autres suivaient sans interruption, le dernier avait des grelots qui permettaient au roulier de surveiller la marche du convoi sans se retourner.

Les harnachements et colliers étaient fabriqués à Quingey dans le Doubs, ainsi que les grands fouets qui permettaient aux voituriers d'appeler l'attention des passants sur les marchandises qu'ils transportaient et débitaient.
Sur le chariot de tête était fixé en tambour une sorte de couche, appelée ballon, dans laquelle le roulier se reposait ; il pouvait même y dormir, confiant dans son cheval de tête. La caisse du voiturier était fixée au brancard, blindée et cadenassée ; à l'autre brancard pendait une grosse lanterne aux verres en corne dépolie.
Le roulier avait un costume spécial : il portait, l'une sur l'autre, deux blouses bleues souvent brodées et soutachées appelées roulières ; il était chaussé d'énormes bottes. Sa tête était protégée par un large chapeau de feutre dit d'Avallon, sous lequel il portait un bonnet de coton à rayures bleues, pour préserver les oreilles par les temps froids.


(Reconstitution des rouliers du Grandvaux, à Levier en 2006, par Les Amis du Grandvaux, photo Yves Vignane)

Les rouliers marchaient habituellement par convois de 15 à 20 voitures, du moins à l'époque du grand roulage.
Cette véritable industrie du transport passa par trois étapes. Au début, les Grandvalliers se chargèrent d'écouler les produits du pays, surtout bois et fromage. Le transport des bois fut la spécialité qui eut la plus longue survivance ; elle subsiste encore de nos jours, et elle a sans doute été la plus ancienne : on la signale déjà à la fin du xve siècle. Les voitures se décomposaient en avant et arrière-train supportant directement les troncs coupés. Les hauts sapins de la montagne étaient très appréciés comme bois de marine pour les mâtures ; les navires français ont toujours été renommés pour la hauteur de leurs mâts ; l'arsenal de Toulon s'approvisionnait par le Rhône et la Saône, et les Grandvalliers voituraient jusqu'à la rivière, notamment à Chalon-sur- Saône, les bois de la montagne.
On descendait aussi des bois ouvrés, et notamment toute sorte de cuveries, douelles et merrains qu'on portait aux vignerons d'Arbois, du Beaujolais et de Bourgogne. Ces marchands de cuves, seaux, gralets, sapines, qu'on appelait marchands de Coubic, sont déjà signalés en 1674.

Les Grandvalliers étaient renommés pour le façonnement du bois ; en 1795, la commune du Lac comptait quinze familles de tonneliers et fabricants de seilles ; c'était elle surtout qui fabriquait les futailles plates dont on se servait pour transporter les fromages. Parfois on conduisait aux vignerons des voitures d'échalas et de foin que la montagne avait en abondance et dont souvent le Vignoble manquait.
Les Grandvalliers assuraient ainsi à l'origine un véritable troc entre montagne et plaine ; par exemple les cuves étaient cédées pour leur contenance en grain, une charge de douelles contre un tonneau plein de vin.
Ces descentes de produits locaux marquèrent les débuts du métier de transporteurs, mais progressivement le rayon d'action s'agrandit et déborda les bas pays du Doubs et de la Saône.

Une fois leur cargaison de départ écoulée,les voituriers trouvaient sur place d'autres marchandises à transporter ailleurs. Bientôt la descente des produits de la montagne ne forma plus qu'une simple amorce, et les voitures de la montagne se dispersèrent sur toutes les grandes routes de France.

Dès 1500, les abbés de Saint-Claude parlent du transport des bois autorisés, par leurs serfs, et en 1650 les échevins de Grandvaux disent que la pauvreté oblige à chercher une compensation dans l'exportation et le commerce, surtout après les désastres causés par la guerre suédoise.
A partir de 1694, nous voyons un Philibert Besson, natif de Grandvaux, reçu à Nancy par le maître des marchands du duché de Lorraine, « pour trafiquer et négocier dans les villes, bourgs et autres lieux tenants foires et marchés».
La mairie de Saint-Laurent conserve un registre des passeports délivrés aux habitants, qui est très significatif : du 30 prairial an VIII (19 juin 1800) au 25 novembre 1832, on dénombre 1384 numéros ; à la mairie du Lac (reg. 2, folio 33 à 37), 121 passeports ont été rédigés de 1800 à 1807 ; le registre de la commune du Fort-du-Plasne (fol. 22) déclare : «quantité d'habitants circulent dans le royaume journellement, soit à pied, soit avec des voitures, en qualité de négociants et marchands ». Dans ces registres, nombreux sont les tout jeunes gens qui partent comme rouliers : 20, 19 et même 16 et 15 ans. Certains repartent chaque année: ainsi Sulpice- Sévère Bouvet fait neuf voyages en dix ans, de 1801 à 1811. Les passeports, le plus souvent, ont une destination générale « pour tous les lieux de la République » ou « pour tous les départements de l'Empire », mais parfois ils désignent les villes où se rend le roulier. Nous relevons les itinéraires les plus fréquents : Chambéry-Lyon-Genève, Orléans-Paris - Caen - Rouen - Dieppe , Paris - Rouen - Caen - Orléans , Nancy - Metz - Strasbourg, Lyon-Marseille.
Champagnole servait de première étape, et la ville regorgeait d'auberges où descendaient les Grandvalliers ; Lons-le-Saunier fut le deuxième grand centre à la sortie de la montagne ; plus loin, Dijon, Lyon sont des arrêts habituels. Souvent ils descendaient jusqu'à Paris d'où ils rayonnaient et prenaient de la marchandise pour tous les points ; inlassables conducteurs, on en cite qui allèrent à Dunkerque, Marseille, Barcelone, Madrid, Berlin, Vienne, Milan ; Xavier, dit de Gand, natif des Jeannez, avait mérité son surnom en allant à Gand en Belgique ; on dit que certains poussèrent jusqu'à Constantinople et Athènes.
Leur réputation était si bien acquise que c'est en partie à eux qu'on s'adressa pour effectuer les transports lors de la campagne de Russie.
En général, ils n'étaient pas seulement rouliers, mais négociants ou plutôt commissionnaires ; ils étaient d'adroits spéculateurs et avaient la réputation de savoir bien lire, écrire et compter.
Le plus souvent ils partaient en automne, « devant les frimas », après les semailles ; dès octobre, ils attelaient leurs chevaux et rassemblaient les produits du pays, planches, sapines, fromages qu'ils achetaient au comptant ou à crédit, ils allaient les porter dans les villes où on les leur avait commandés durant le voyage de l'an passé ; s'ils n'avaient point reçu de commande, ils marchaient vers les centres dans lesquels ils présumaient qu'ils trouveraient le meilleur débit ; puis tout devenait objet de spéculation pour ces industrieux montagnards. Ils trafiquaient pour leur compte ou par commission.
En 1790 on raconte (Mémoire instructif des échevins de Morez, p. 49), qu'on leur confiait les marchandises les plus précieuses, des voitures entières de safran, cannelle, indigo, soieries.
Ils achetaient, colportaient, revendaient, ils changeaient et rechangeaient vingt fois de routes et de marchandises et « usaient l'hiver dans les cités ».
Au printemps, quand les neiges fondaient sur leurs plateaux, ils regagnaient leurs foyers, chargés de nouvelles marchandises de consommation locale ; ils remontaient en montagne pour vendre à leurs compatriotes grains et farine de Basse-Bourgogne, vins, café, sucre, épicerie. Parfois ils rentraient à pied, le fouet au cou, ayant vendu voitures et chevaux.
Pendant la belle saison, ils s'occupaient de leurs maigres champs, faisaient les fenaisons, fabriquaient leurs fromages, débitaient en planches les troncs de sapins coupés l'hiver ; ils réparaient aussi leurs voitures et les harnais pour repartir au prochain automne.
Certain étaient spécialisés dans les petits objets et faisaient vraiment du colportage, mais toujours en voiture ; ils réunissaient ce que les communes voisines avaient fabriqué l'hiver : lunettes, montres et horloges. Ceux-là se dirigeaient surtout vers le Midi ; ils débitaient leurs marchandises et aussi nettoyaient ou raccommodaient les pendules qu'ils avaient vendues les années précédentes, recueillaient les fonds des objets livrés à terme et regagnaient leurs montagnes avec quelques provisions de vins ou d'huiles.
Parfois le métier de roulier finissait par occuper complétement son homme. Il y avait des Grandvalliers qui ne rentraient pas l'été ; certains étaient stables dans des villes lointaines comme entrepreneurs de transport ou commissionnaires.
En 1830, à Paris, un habitant de Saint-Laurent-en-Grandvaux tenait une vaste hôtellerie avec grande cour où l'on pouvait recevoir 200 chevaux et voitures. Il se chargeait de trouver des transports pour ses concitoyens venant apporter des marchandises dans la capitale. Les aubergistes grandvalliers étaient en général courtiers et rabatteurs de contrats de transport.
On trouvait de ces « auberges de Grandvaux » en beaucoup de villes de France (Rouen. Dijon, Chalon-sur-Saône, Genève, Lyon, Avignon) ; à Rouen, les Grand valliers passent si fréquemment que les dames de la halle criaient à certains jours, à l'ouverture du marché : «Les rouliers de Saint-Pierre-en-Grandvaux sont arrivés ». On allait alors faire ses provisions de fromage.
Plusieurs de ces anciens rouliers étaient devenus directeurs de messagerie et diligences. La direction des Messageries du Jura au début du xixe siècle appartenait aux Bouvet, originaires du Grandvaux. Aujourd'hui, cette famille, après s'être spécialisée dans le transport du bois, possède la plus grosse entre prise de bois des monts Jura.
Le métier de roulier eut son apogée au début du XIX e siècle, avant l'ère des chemins de fer; mais, après 1870, le roulage se ralentit rapidement. Il recula dans les régions non desservies par la voie ferrée ; ainsi l'entreprise des Bouvet de Paris rétrograda par étapes en suivant les progrès du chemin de fer ; fixée à Tonnerre, puis Dole, puis Salins, puis Andelot, enfin Champagnole, elle s'arrêta tout à fait en 1912 à l'achèvement de la ligne de Morez- Saint-Claude.
D'ailleurs la vie dans le Grandvaux se transformait ; le développement de l'élevage, la multiplication des fruitières assuraient des bénéfices de aux cultivateurs. Les grandes familles s'étaient divisées, les servitudes féodales avaient disparu, l'émigration temporaire perdait sa raison d'être, et l'émigration définitive se chargeait d'enlever le trop-plein de main-d'œuvre.

Le Grandvaux présenta donc pendant de longs siècles une forme d'exploitation montagnarde ayant trouvé comme horizon de travail complémentaire le roulage, cas exceptionnel dans le Jura, mais fréquent en d'autres montagnes, ainsi dans la Montagne Noire où les métayers avaient au XVIII e siècle pour principale affaire, non les soins de la culture, mais l'industrie du charroi : ils étaient moins cultivateurs que charretiers.