Seul, le décor a varié. Actuellement, le long de la chaussée où se croisent les rails des tramways, auprès des contre-allées, est rangée l’alignée des chevaux qui hennissent ou se cabrent sous la pétarade des fouets. Autour d’eux, vont et viennent acheteurs et vendeurs, regardant, examinant de face ou de biais les bêtes exposées, inspectant tout d’un coup d’oeil malin. Sur la place, des groupes d’hommes se forment, en longue blouse bleue, le bâton à courroie de cuir passée au poignet, suivant du regard, au loin, la trotterie d’une jument qui remonte le boulevard, auprès des arbres dont les feuilles jaunissent. En ces dernières belles journées d’automne, un coup de soleil passant entre deux nuages tombe sur les croupes luisantes, pique de feu les cocardes et fait briller les bonnettes à pompons rouges.

Et le temps passe à l’intérêt du marché, à des discussions fort animées, à voir les chevaux s’enlever et courir, à écouter le tohu-bohu de cette foule qui grossit, faisant des attroupements, vite dispersés au passage du tram qui file rapidement. Aux devantures des cafés de la place qui ont sorti leurs tables des grands jours, on se réunit pour discuter les ventes, terminer les marchés devant les petits verres de calvados. C’est le sceau du contrat ; il faut boire pour que les affaires soient bonnes. C’est l’accolade des mains après le combat, la réconciliation après les gros mots du prix à débattre, l’oubli des fraudes et des ruses mises en oeuvre.

Il faut bien dire, en effet, qu’innombrables sont les stratagèmes, les moyens de ruser et de tromper employés dans la vente des chevaux, les pièges tendus à la confiance ou à la bonne foi des acheteurs. Pourquoi ne les passerions-nous pas en revue ? Pourquoi ne dévoilerions-nous pas quelques-uns de ces trucs sur lesquels les maquignons, madrés compères, aiment à garder un silence mystérieux et prudent. Les marchands parfaitement honnêtes, auxquels on peut s’adresser sans crainte, sont heureusement légion et ne peuvent se froisser de ces quelques notes. Quant aux… autres, n’est-il pas utile de mettre le public en garde contre ces duperies, contre ces fraudes manifestes qui revêtent des formes multiples, soit qu’elles aient pour but de donner au cheval vendu une allure générale d’ardeur, de vigueur, de docilité et d’endurance, soit qu’il s’agisse de dissimuler ses tares, ses maladies ou ses défauts ?

Représentez-vous un cheval commun venant de la campagne. Il a le poil long, bourru, le ventre gros, de grands pieds plats. La tête est grosse, la crinière rude et forte dissimulant l’encolure, le garrot et la queue hérissés de poils grossiers. C’est le « canard », le canasson, le « gail » dans toute sa hideur.

Comment va-t-on le parer, ce laideron ? Par quels artifices, par quelles dissimulations, par quelles supercheries de toilette et d’arrangement, va-t-on métamorphoser cet animal laid en une bête de prix et d’allure ? Comment va-t-on changer Rossinante en Bucéphale ? Tout l’art, toute l’ingéniosité adroite des maquignons fins et retors consiste, cependant, à accomplir ce miracle, par mille moyens, par mille tours de métier, dont on usera, soit avant la vente, soit pendant celle-ci, sous l’oeil même de l’acheteur.

Avant la vente… c’est la préparation, c’est la toilette générale, qui doit donner au cheval ce premier aspect, cette harmonie des proportions, cette forme, cette condition, ce port qui séduisent au premier coup d’oeil l’acheteur. Le ventre du cheval qui doit être mis en vente est-il trop gros ? On le fait tomber par des purgations. Le cheval paraît alors plus grand, plus membré, plus vigoureux. En même temps, on brûle les crins du pourtour du nez, de la bouche, des ganaches, des oreilles. On élague la crinière et la queue, et on tond les longs poils qui déparaient la robe de l’animal. C’est là une première toilette, un premier arrangement - très licite, au surplus - et qui suffit pour donner à l’animal dégagé dans son ensemble, un caractère d’élégance et de distinction relatives. Mais les maquignons ont bien d’autres tours dans leur sac pour tromper les acheteurs, moyens très subtils, très ingénieux parfois, et ruses parfois aussi tellement grossières, qu’on ne les croirait pas possibles si on ne savait qu’elles ont été mises en usage.

Voici tout d’abord un truc général très souvent employé. Adroits et cruels, les maquignons se font craindre des animaux les plus revêches comme des plus indifférents. Toutes les fois qu’ils les approchent, ils les frappent sans prononcer une parole. Les chevaux paresseux, âgés ou malades, pour leur donner une apparence d’énergie ou d’activité, sont ainsi soumis à une flagellation sévère et cruelle. Après un court séjour dans les écuries, les chevaux, traités de cette façon, ne peuvent sentir l’approche de l’homme sans exécuter les plus vifs mouvements. Au plus léger bruit, au moindre contact, ils bondissent tant ils ont peur de voir se renouveler l’épreuve qu’ils viennent de subir. Le cheval le plus mou parait alors tout feu, mais l’acheteur habile ne se laisse point surprendre par cette ruse grossière et ne confond point la pétulance que cause la terreur avec la vigueur et l’activité naturelles. Il reconnait bientôt l’origine de l’effroi que trahissent la contenance du cheval et son agitation fiévreuse.

Par contre, les chevaux sont-ils vicieux, rétifs, ombrageux ? On leur fait absorber des narcotiques, du laudanum, du chloral et d’autres drogues qui les calment et les apaisent. Ils sont hébétés, ont l’oeil fixe, l’air indifférent et deviennent maniables et doux. C’est le plus souvent l’ivraie, - qu’on a bien soin de ne pas séparer du bon grain, suivant le précepte de l’Evangile. - qui, mélangée avec de l’avoine, sert pour assoupir les chevaux trop vifs. En Vendée, on a vu des animaux qui, en mangeant de l’ivraie dans les pâturages, perdaient la faculté de se conduire et tombaient endormis dans les fossés.

Ce qui peut également indiquer la méchanceté des animaux, ce sont les traces de l’action du serre-nez ou de la moraille, qu’on a été obligé d’employer pour ferrer le cheval, ou pour le seller. Bien entendu, le maquignon trouvera mille prétextes pour expliquer ces traces. Avec les ressources de son imagination, il n’est jamais en peine pour inventer des raisons plausibles. « C’était pour faire tenir tranquille le cheval, lors du pansement d’une plaie ! » ou pour tout autre motif qui ne se représentera plus ; mais n’en croyez rien !

Ce sont là des moyens généraux pour « parer la marchandise » ; mais que de ruses particulières, dues à l’esprit fécond des maquignons, ne met-on pas en oeuvre pour orner de qualités… qu’il n’a pas, le cheval mis en vente ! Quand le cheval vieillit, par exemple, les cavités qui surmontent les yeux s’approfondissent ; c’est un des signes les plus apparents des approches de la vieillesse, c’est pour la race chevaline, la première ride, le premier cheveu blanc, la fatale patte d’oie ! Eh bien, les maquignons ont trouvé le moyen de dissimuler ce défaut, grâce à un procédé bizarre. Par de petits trous faits sous la peau, ils insufflent de l’air dans les salières. Fraude peu répandue, dira-t-on, mais qui existe, car elle a été signalée devant les tribunaux. L’opération, il est vrai, ne conserve son effet que pendant un court espace de temps, et doit se faire presqu’immédiatement avant la mise en vente. Elle suffit cependant, aux yeux de gens non avertis, pour améliorer sensiblement l’apparence d’un cheval vieilli. Généralement aussi, on complète la fraude, en enlevant ou en teignant les poils blancs des naseaux et de la tête.

Les oreilles sont, chez le cheval, un signe de race. Fines, mobiles, bien maintenues, elles fournissent des données précises sur l’origine, la force, le tempérament, les qualités, les défauts de l’animal. La bête a-t-elle l’oreille longue, penchée vers la terre, comme le nez fameux du père Aubry, dans Atala, qui « aspirait vers la tombe » ? Le cheval n’est qu’un oreillard, sans grande valeur, sans maintien et sans grâce. Mais les maquignons sont là, qui vont lui donner le chic qui lui manque. Pour cela, ils enlèvent une partie de la peau sur la nuque et font une suture aux deux bords de la plaie ; les oreilles sont alors relevées et droites, comme celles des chevaux de bonne race.

La queue de l’animal, quand elle est attachée haut, bien portée et bien relevée, donne un air distingué et vigoureux au cheval. Les Arabes - qui sont maîtres dans l’art de la connaissance des chevaux - le savent bien, et ils commencent souvent l’examen d’une bête en vente… par la queue. Les maquignons ne l’ignorent pas non plus et de là vient leur truc classique, aujourd’hui bien débiné, qui consiste dans l’application… du poivre ou du gingembre, là où on ne croirait pas les rencontrer. Comme disait Molière, on voit bien que ces gens-là « ne sont pas accoutumés de parler à des visages ! »

Le procédé est désagréable à l’animal, mais ne lui cause pas de réelle souffrance ; il donne même de la grâce à la démarche du cheval et de l’énergie à ses mouvements, à condition de ne pas en abuser.

Il y a encore un autre moyen de faire porter la queue « en trompe » aux chevaux qui ont la queue basse : c’est ce que l’on appelle l’opération de la queue à l’anglaise. Il suffit de couper les muscles de la face inférieure de la queue, afin que les muscles releveurs de la face supérieure, n’ayant plus d’antagonistes, produisent plus d’effet. Le cheval prend ainsi beaucoup d’allure.

Mais la grande ruse des maquignons, le chapitre sur lequel ils ont le plus exercé leur ingéniosité et leur fertilité d’inventions, ce sont les dents. A tout prendre, ils savent bien que les ruses précédentes ne portent que sur des signes généraux, mais non absolument déterminatifs, tandis que la conformation des dents, chez le cheval, est un indice à peu près sûr de son âge. Ses dents, c’est son état-civil, c’est son extrait de naissance. « A cheval donné, on ne regarde pas les dents », dit le proverbe ; mais « à cheval vendu », il n’en va pas de même. Et c’est pourquoi les maquignons et les revendeurs, très ferrés sur ces signes de reconnaissance, connaissant très bien les différences existant entre les dents de lait et les dents caduques, les remplaçantes et les persistantes, sachant aussi les modifications que l’âge et l’usure apportent à la conformation des incisives, des pinces et des coins, sont de merveilleux dentistes… pour chevaux. Deux occasions s’offrent de montrer leurs talents en ce genre, soit qu’ils veuillent faire paraître un cheval plus vieux qu’il n’est réellement, soit qu’ils veuillent, comme le docteur Faust, rajeunir un cheval déjà âgé. Si le maquignon peut vendre un cheval de trois ans pour un cheval de quatre, il gagne une année d’entretien. Tant pis pour l’acquéreur s’il se trouve en possession d’un animal trop jeune pour supporter un travail un peu rude ! Pour accomplir ce premier genre de supercherie, le maquignon use de ce que l’on appelle « la contre-marque ». Veut-on contre-marquer les poulains qu’on veut vieillir ? On arrache les incisives caduques, puis les pinces, les mitoyennes et les coins, toutes les dents qui, naturellement, seraient tombées à l’âge de cinq ans. On devance ainsi de dix ou douze mois l’éruption des dents de remplacement qui, n’étant plus retenues par les dents de lait, surgissent rapidement. Excellent moyen de vieillir, en apparence, et en peu de temps, les jeunes chevaux.

Pour rajeunir les vieux chevaux, il est besoin d’un autre talisman, d’une autre méthode, plus difficile. « N’arrachez plus, falsifiez », telle est alors la devise des maquignons qui usent pour cela du Bishopping, ainsi dénommé par nos bons amis les Anglais, du nom de son glorieux inventeur, Bishop ! La « contre-marque de rajeunissement » la plus employée consiste à raccourcir les dents incisives si elles sont trop longues, puis à pratiquer, avec un burin, vers le centre de la table dentaire, une sorte de cavité qui représente le cornet, ce creux qui disparaît généralement chez les chevaux de dix ans. La voilà bien, la sculpture sur ivoire, la voilà bien !

Mais ce n’est pas tout. Pour donner à cette cavité quelque ressemblance avec le cornet naturel, il faut imiter une espèce de matière noire qui se trouve au milieu de la dent, et que les gens de cheval appellent le germe de fêve. C’est l’enfance de l’art, pour les truqueurs de chevaux, soit qu’ils noircissent l’intérieur de la dent avec de l’encre grasse, soit qu’ils fassent brûler dans son intérieur, un grain de seigle au moyen d’un fer chauffé à rouge. Malgré toutes ces précautions, un oeil exercé n’a point grand mal à découvrir les contre-marques. On se rend compte alors que les dents incisives ont été raccourcies, à ce que les dents inférieures ne touchent pas les supérieures, quand la bouche est fermée. En plus, les bords du cornet ainsi artificiellement fabriqué, sont rudes et irréguliers et l’anneau d’émail blanc qui entoure la marque naturelle, fait défaut. Et puis… et puis le cheval, ainsi rajeuni, n’aime pas beaucoup se laisser examiner la bouche. Il se souvient, le bon dada, des souffrances qu’on lui a fait subir et il renâcle. Cela seul suffirait à indiquer la fraude. Voilà pour les supercheries principales ayant pour but de parer, de présenter le cheval à la montre et nous en oublions, tel que la préparation de la robe, du poil, fin, court, luisant et lustré, qu’on obtient en administrant au cheval de la graine de lin, de l’arsenic, et en l’étouffant sous des couvertures de laine dans des écuries chaudes.

Là ne se bornent pas les ruses et les tours des mauvais maquignons. Bien souvent, le cheval a des vices, des mauvaises habitudes, des tares, des maladies plus ou moins sérieuses, plus ou moins chroniques. Il s’agit tant bien que mal, de dissimuler et de masquer ces défauts qui changent de tout au tout la condition d’une bête mise en vente.

Comme les pauvres humains, les chevaux ont des vices nombreux dont la plupart sont très connus. Mordre et ruer sont les plus communs et les plus dangereux, et très souvent ils sont réunis. Généralement, à l’examen dans l’écurie, l’acheteur s’en aperçoit, ne serait-ce qu’aux précautions prises par le vendeur qui, prudemment se gare des attaques de la bête. Pour dissimuler momentanément ces vices, les maquignons usent de drogues. Avec de l’opium administré à jeun, ils obtiennent une docilité temporaire quand ils n’ont pas recours à la fatigue et à la faim pour apaiser les bêtes vicieuses, indomptables ou obstinées. Les mauvaises habitudes, sans être aussi graves que les vices invétérés, se rencontrent aussi souvent chez les chevaux. Celui-ci frappe du pied, déchire ses couvertures ; celui-là se détache la nuit, cet autre se roule dans l’écurie. Tout cela est bien difficile à découvrir avant l’achat, et les inconvénients que ces habitudes entraînent se font surtout sentir après qu’on a eu connaissance de leur existence. Une mauvaise habitude plus répandue est le tic, qu’en Angleterre on considère même comme une véritable maladie.

Très drôle, le tic, qui est une vraie manie chevaline, une véritable obsession. Un cheval est-il tiqueur ? Il s’amuse à saisir, avec les dents de devant, le bord de la mangeoire, puis dilate son gosier et absorbe l’air en faisant entendre un bruit qui ressemble à un rotement, pendant qu’il rapproche ses quatre pieds. Parfois, il tique dehors ; il tique au vent, en absorbant violemment l’air extérieur. On s’aperçoit souvent que le cheval est tiqueur aux marques de courroie, serrée autour de l’encolure, qu’on a l’habitude de mettre aux chevaux pour les empêcher de tiquer. Mais les maquignons maquillent habilement ces marques ou tâchent de les dissimuler sous des colliers ou des attaches. Au surplus, la fraude n’a pas grande conséquence, car le tic avec ou sans usure des dents, est, je crois, bien classé dans les vices rédhibitoires.

Ceux-ci, les truqueurs de chevaux se gardent bien, la plupart du temps, de s’amuser à les dissimuler ; ils savent que s’il y a vice rédhibitoire, la vente est nulle de droit, soit que le vendeur ait connu ou ignoré l’existence de la maladie, avérée ou suspecte, dont la bête était atteinte. Ce sont des dispositions de l’ancienne loi de 1838, qu’ont reproduites les lois du 2 août 1884 et du 31 juillet 1895. Mais il y a d’autres maladies que les mauvais maquignons ont tout intérêt à cacher. Voyons comment ils s’y prennent. Pour dissimuler un jetage quelconque par les naseaux, un écoulement malsain, qui n’est pas toujours aussi grave que la morve, ils ont soin, en cachette, d’essuyer les naseaux de l’animal, ou bien encore, pour les épurer, ils lui font faire un temps de galop très rapide. Il arrive aussi qu’ils emploient une injection astringente ou qu’ils introduisent un morceau d’éponge dans le naseau affecté. Abominables pratiques qu’on parvient cependant à découvrir en ouvrant les naseaux, de manière à voir aussi haut que possible, ou en les comprimant alternativement, de façon à forcer le cheval à ne respirer que par un seul à la fois.

Pour la fluxion périodique des yeux, qui est une maladie très sérieuse chez le cheval, il est assez difficile de la dissimuler. Aussi les maquignons, retors et madrés, ne s’amusent-ils pas à ce jeu. Ils se contenteront de prétendre que l’affection est toute nouvelle, ils jureront leurs grands dieux qu’ils n’y comprennent rien, que la maladie doit être due à une cause purement accidentelle. En attendant, le matin avant la vente, pour donner de la vraisemblance à leur assertion, ils auront introduit un brin de foin entre la paupière et le globe de l’oeil. Il suffira qu’un compère, ou la personne que vous aurez chargé de visiter le cheval, découvre le brin de foin « d’où venait tout le mal », pour que le marchand, qui vient de vous rouler, invoque sa bonne foi et se félicite d’avoir pu, si à propos, vous en donner la preuve. C’est, au reste, un truc souvent employé, que cette simulation d’un mal moindre, pour cacher ou expliquer un mal plus grave. On a souvent vu des maquignons, peu consciencieux, faire ainsi des contusions, des plaies aux tempes, aux paupières, pour simuler une ophtalmie aigüe… mais due à une cause externe. Ils aviveront, par exemple encore, des plaies anciennes, pour leur donner un aspect récent, en les attribuant à des causes minimes, alors que ces blessures sont dues à des chutes sur le sol ou contre des murailles, dans des cas de vertigo ou d’épilepsie. On ne peut se figurer les ressources de leur esprit en ces matières. Aussi le meilleur est-il pour le simple acquéreur de ne jamais acheter un cheval malade et de s’en fier là-dessus à l’adage des Arabes : « Ruiné, fils de ruine, celui qui achète pour guérir. »

Les affections respiratoires ont une grande importance dans la vente d’un cheval. Dans la pousse, par exemple, l’inspiration se fait bien régulièrement, mais l’expiration a lieu en deux temps, provoquant sur le flanc du cheval un arrêt saccadé, ce qu’on appelle le soubresaut, le coup de fouet. Pour cacher cette affection, les vieux maquignons s’étaient mis dans l’esprit de pratiquer, sous la queue du cheval, une ouverture qu’ils appelaient le sifflet, le rossignol. Ça ne servait pas à grand’chose, mais cela seul suffit à témoigner des roueries du maquignonnage. Aujourd’hui, la pousse est masquée par une saignée, par la suppression du foin, par des boissons miellées et de l’arsenic. La mise au pré agit aussi dans le même sens. Le cornage provoque également une gêne dans la respiration du cheval, mais elle est due au rétrécissement ou à la constriction de la trachée-artère. Comme le bruit qui dénonce le cornage se fait plutôt entendre quand le cheval est en action, quand la respiration est rendue plus rapide par la fatigue qu’au repos, le vendeur avisé a toujours soin de conduire le cheval à une assez grande distance avant de le mettre au galop, et prudemment, au retour, il ralentit l’allure pour que la respiration du cheval cornard soit devenue plus calme quand il arrivera devant l’examinateur.

Et cela nous amène à parler des innombrables ruses auxquelles a recours le maquignon quand le cheval est présenté sur le terrain, soit vu en main, à bout de longe, au pas et au trot, soit vu monté au trot ou au galop. Il faut bien se dire que le maquignon se servira alors de tous les avantages qui peuvent augmenter l’apparence de la bête qu’il met en vente, et qu’il n’en oubliera aucun. Il connaît tout, il sait tout… comme d’Harcourt, et en profite pour tromper et flouer l’acheteur, le bon gogo, que, dans son argot spécial, il a décoré du nom de carafe. Le cheval est-il trop court de reins ? Il aura soin de placer dessus une couverture très étroite. Est-il trop long ? Il en placera une qui laissera à peine voir l’extrémité de la croupe. Si le cheval a une tare quelconque, soyez sûr qu’on fera en sorte de vous la cacher, de la placer du côté d’un mur, de ne le faire passer devant vos yeux que quand votre attention sera attirée d’un autre côté. Si la bête a un défaut d’aplomb, vous aurez du mal à vous en apercevoir, car elle est dressée à se remuer, à se tourner, à se « camper ». Veut-on faire paraître le garrot élevé ? On aura soin de placer le cheval sur un endroit en pente les sabots relevés. Si en examinant le cheval à l’écurie vous l’avez trouvé un peu trop grand, on le placera dans un lieu bas.

Pour cacher un crapaud ou une crevasse au pied, on fera marcher le cheval dans la boue, si, au préalable, on ne les a pas remplis de mastic, de cire ou de cambouis. Pour masquer le défaut d’un pied plat, on aura eu soin de mettre un fer fortement ajusté. Pour une maladie de la fourchette, ou une inflammation comme une bleime, on l’aura dissimulée sous un fer couvert. Un fer sans étampures empêchera le cheval de se couper ; un fer à forts crampons l’exhaussera et le fera paraître plus haut.

Par des moyens aussi ingénieux, on dissimulera les traces de vésicatoire ou de sinapisme qui se révèlent souvent par la dépilation ; on teindra les poils blancs venus sur une tare ou une cicatrice, on ira même jusqu’à coller du faux poil sur un genou couronné.

Quant aux boîteries qui ne sont pas toujours faciles à découvrir, on mettra tout en oeuvre pour les cacher, en s’efforçant de promener le cheval sur un terrain mou, où le défaut est moins apparent, la tête soutenue par la bride avec fermeté. Si le cheval boîte à froid, on tâchera de le présenter étant échauffé et suffisamment préparé ; s’il boîte à chaud, par des bains, des cataplasmes, un long repos, on s’évertuera à faire quasi disparaître la boîterie. Et puis, du diable ! s’il est commode de suivre et de comparer les mouvements du cheval présenté ! Allez voir, si la bête a un écart à l’épaule, une faiblesse au jarret, quand, poussée, retenue, torturée, elle ne fait pas deux pas sans changer d’allure, trottant, galopant, reprenant le pas ! Le cheval trotte-t-il à la longe, le marchand tout courant, de son bâton attaché au poignet, piquera au besoin l’animal pour le forcer à se relever, à prendre une bonne tournure de vigueur et de santé.

Voilà à peu près le bilan des principales ruses employées par les maquignons. Le chapitre est déjà long et nous en passons et… des meilleures, ne seraient-ce que celle employées lors de la signature des contrats de vente, des garanties, expresses ou tacites. Là-dessus il y en aurait trop à conter, sans oublier celle de ce maquignon, qui, sur son contrat, apposait cette mention, avec une faute d’orthographe : « cheval vendu an garantie » et après coup ajoutait deux s, en tête et en queue, ce qui faisait « sans garantie » ! Mais tout cela n’est le fait que de mauvais maquignons, mis au ban de la corporation fort honnête, Dieu merci ! Malgré tout, on s’étonnera encore que la vente et le commerce des chevaux soient livrés à de si astucieuse pratiques de fraude et de tromperie. « La faute en est, disait Baucher, le grand cavalier, à ce que rien n’est aussi difficile que de bien connaître le cheval ». Il est vrai que d’ici cinquante ans, au train dont vont cycles, motocycles et automobiles, on les connaîtra encore moins. Le règne des chevaux, de ceux qui les vendent et de ceux qui les achètent, - acquéreurs et maquignons, - sera bien près de disparaître !....

GEORGES DUBOSC