Après une petite interruption, nous continuons notre découverte des "Chariots des Nations" et des travailleurs (et travailleuses) du port d'Anvers (voir articles précédents).

Aujourd'hui, nous allons continuer à nous intéresser à la vie du port.
Et qui dit "port" dit "marchandises", et qui dit "marchandises" dit aussi "sacs" et donc "repriseuses" ou "raccommodeuses" de sacs.

Sur de nombreuses photos, on les voit, ces "raccommodeuses" qui sur le quai et parfois directement sur les empilages de marchandises, réparaient les trous des sacs, pleins ou vides, afin que le précieux contenu ne se perde pas .

Sur les photos, on parle souvent de "zakkennaaisters" ou de "zakkenwijven". Zakken s'écrit avec 2k donc zak = sac, "naaisters" : ce sont les couturières, "zakkennaaisters", il s'agit donc des "raccommodeuses de sacs".
Wijf ou au pluriel, wijven, est le nom populaire, voir un peu vulgaire de femme (il faut penser à l'anglais : wife). Il s'agit donc des femmes qui s'occupent des sacs.
C'était d'ailleurs, la plupart du temps, des femmes de dockers (merci à Luc Maes pour ces précisions linguistiques).

La légende du port raconte que ces femmes ont toutes un grand couteau en poche, qu'elles manient avec habileté et cette réputation tient à distance les matelots et les dockers trop entreprenants.

Car il faut replacer dans le contexte l'ambiance du port, lieu de croisement de tous les baroudeurs du monde où attendent à longueur de journée les débardeurs, embauchés et débauchés au gré de l'entrée au port et des chargements et des déchargements des navires.

Et pour un fois, Hippotese va faire dans le "culturel"...
Je vous livre un extrait du roman LA FANEUSE D'AMOUR de Georges EEKHOUD, que j'ai dégotté au fin fond d'un coffre sur le web et qui nous transporte directement sur les quais du port...

Le matin, les voituriers des nations (1) venaient atteler à ces chars leurs chevaux énormes et les baas (2) venaient raccoler, au "Coin des Paresseux", des compagnons aussi indolents que robustes.
La manutention du port commençait à sept heures, les lourds véhicules s'ébranlaient avec fracas au milieu d'un concert de jurons et d'engueulades. Et à midi, les débardeurs fatigués s'allongeaient sur les montagnes de marchandises ou sur leurs haquets.
Souverainement plastiques les poses de ces forts de Corporations. Charpentés à grands coups, le torse épais, croupés comme leurs chevaux, ils allaient lentement, en gens sûrs de leur force, avec majesté.
Ces coltineurs, aussi décoratifs que les grands navires noirs dont les mâts quadrillaient l'horizon des bassins à perte de vue.
Souvent Clara rougissait sous sa voilette lorsque l'œil scrutateur d'un gabelou (10) ou la prunelle expressive d'un matelot la dévisageait ; elle redoutait de passer devant le "Coin des Paresseux", mais la fascination physique l'emportait sur la répugnance morale.

Là, demeuraient tout le jour les lazzaroni (3) incorrigibles, la racaille des pilotins (4), les travailleurs honoraires, aussi admirablement bâtis que les bons bouleux (5), les lions éternellement au repos, se contentant de représenter, pipant, mains en poches, éborgnés par la visière de leur casquette raffalée et de travers, adossés à la façade du cabaret, clignant des yeux, bâillant, se querellant et n'exerçant leurs biceps que pour se prendre au collet, sous l'influence du genièvre.
Ils invectivaient les passants, raillaient ceux des leurs en train d'ouvrer (6), intimidaient les femmes par leurs gravelures.

Après de longues circonvolutions de barque qui louvoie, Clara revenait invariablement s'exposer à ce rassemblement picaresque (7). Le cœur lui battait, son pas se ralentissait et elle côtoyait avec une terreur délicieuse l'alignement de ces bayeurs.
Quel que fût leur cynisme, ces bougres n'osaient pas interpeler aussi grassement cette dame que les guenipes (8) de leur caste.
La toilette décente de Clara ne rappelait guère la mise excentrique des gourgandines dont plus d'un de ces copieux gaillards apaisait les fringales. Elle les intriguait ; ils se touchaient le coude et se la désignaient sans parler ; se contentant de braquer sur la "madame" leurs yeux de félin qui se ramasse prêt à bondir.
Mais à peine avait-elle atteint le bout de la rangée que déjà les turlupins (9) échangeaient leurs réflexions sur la flâneuse ; celle-ci s'éloignait plus rapidement avec des envies de s'arrêter et d'écouter les hommages de ses admirateurs mal embouchés.

tiré de LA FANEUSE D'AMOUR de Georges EEKHOUD, Un livre en ligne du Projet Gutenberg

C'est beau et bien écrit... mais je vous ai cherché quand même quelques termes dans le dico (Littré "libre" en ligne)

(1) Nations, les corporations ouvrières du port d'Anvers.
(2) Baas, patrons, contrôleur des nations.
(3) Lazzaroni, en italien, ce mot désigne non seulement des miséreux, mais aussi des canailles ou des fainéants.
(4) pilotins, terme de marine. Apprenti pilote, mousse de la timonnerie.
(5) bouleux, Cheval de fatigue qui chemine bien. Fig. C'est un bon bouleux, c'est un homme laborieux et qui remplit sa tâche.
(6) ouvrer, travailler.
(7) picaresque, Se dit des pièces de théâtre, des romans, où le principal personnage est un picaro (en espagnol, un coquin).
(8) guenipes, femme de mauvaise vie.
(9) turlupin, homme qui fait des allusions froides et basses, de mauvais jeux de mots.
(10) gabelou, mot populaire et de dénigrement pour désigner autrefois les employés de la gabelle, aujourd'hui les employés de la douane et de l'octroi.