Le cheval reprend du service
LE MONDE du 17.11.07

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Reportage
Le cheval reprend du service
LE MONDE | 16.11.07 | 15h57 • Mis à jour le 16.11.07 | 15h57

TROUVILLE, SAINT-PIERRE-SUR-DIVES (CALVADOS) ENVOYÉ SPÉCIAL

Ce matin, Pola est comme les enfants de maternelle qu'elle emmène à l'école : il lui faut un peu de temps pour se réveiller. Le meneur de l'attelage de ramassage scolaire de Saint-Pierre-sur-Dives (Calvados) doit se montrer persuasif pour qu'elle conserve son trot régulier et sonore. Tous les matins, elle traverse cette ville de 4 000 habitants, entre Caen et Livarot, pour transporter en deux tournées 24 bambins d'un quartier périphérique. Depuis la rentrée 2006, la percheronne grise de 4 ans assure le ramassage d'une partie des 127 élèves : à la suite du regroupement des deux maternelles, Hervé Lucas, l'adjoint au maire chargé du tourisme, a pensé à la jument municipale, qui ramassait déjà les corbeilles à papier publiques, arrosait les jardinières...

Un an après, le pari est réussi. "Le cheval, c'est la vedette !", souligne Régine Riguidel, la directrice de la maternelle. Ceux qui n'ont pas la chance d'aller à l'école avec Pola lui rendent visite à l'écurie. Quant à ses "clients", ils sont issus de familles défavorisées, qui n'auraient pas pu les emmener dans un poney-club pour découvrir l'univers de douceur que peut suggérer le regard d'un cheval. D'ailleurs, l'une des petites le dit : "J'aime bien Pola, parce qu'elle est gentille..."

M. Lucas est un récidiviste. Saint-Pierre-sur-Dives lui doit d'avoir été, en 1993, la première commune de France à se doter d'une jument de trait. Un jour, en voyant un vieux fourgon diesel redémarrer tous les vingt mètres, à grands coups de fumée noire, pour vider les corbeilles municipales, M. Lucas s'est dit que c'était absurde. Au coeur de cette Basse-Normandie, berceau de l'élevage percheron, M. Lucas a acheté Uranie. Ce fut un tollé.

Aux municipales de 1995, l'équipe sortante est battue ; la jument y est sans doute pour quelque chose. Le nouveau maire a promis de l'envoyer "à la boucherie". Grâce à la mobilisation d'une partie des habitants, elle échappe au couteau.

En 2001, le vent électoral tourne de nouveau. Uranie reprend du service puis, vieillissante, cède la place à Pola de Nesque, de son vrai nom. "Quand je vois les gens s'arrêter dans la rue pour regarder passer Pola, mon bonheur est là", souligne M. Lucas. Région et conseil général ont financé 50 % de l'investissement. Pour compenser les trois emplois nouveaux, quelques départs en retraite ne seront pas remplacés.

A une quarantaine de kilomètres de là, sur la côte, Lasso, un puissant cob normand alezan, fait lui aussi résonner son pas calme sur le pavé de Trouville, 5 500 habitants l'hiver. Il s'arrête devant chaque bar. Non que Lasso soit un soiffard : le cheval fait partie d'une équipe de cinq employés municipaux, dont trois bipèdes, chargés de la collecte du verre. Tous ont été embauchés par Olivier Linot, l'homme du "cheval territorial". Directeur général des services de la ville, il est président de la Commission nationale de développement qui organise à Trouville, presque chaque année depuis 2002, un congrès sur ce thème.

M. Linot ne veut surtout pas passer pour un doux écolo. Son raisonnement est économique, social et sociétal, avant d'être écologique. Au début des années 2000, Trouville s'inquiète du tonnage quotidien de ses ordures ménagères. En fait, tout ce poids vient du verre usagé de ses quelque 80 restaurants.

La mairie envisage alors une collecte séparée, si possible avec un véhicule non polluant. Mais M. Linot est refroidi par le coût. Pourquoi pas un cheval, comme à Saint-Pierre ? Festival de Mai, le premier percheron affecté au tri sélectif, fait son entrée dans la ville. Pour moins de 10 000 euros, carriole comprise. La mairie embauche trois personnes, autant que pour un camion, affirme M. Linot. Même si le cheval demande plus de disponibilité, week-ends compris. "C'est surtout une question d'organisation", souligne-t-il. Festival de Mai sera plus tard rejoint par Lasso.

Le nouveau cheval urbain peut ainsi être éboueur, policier, auxiliaire pédagogique, thérapeute... Dans les ceintures ou les poumons "verts" des villes, il est "écogarde", agent forestier pour l'ONF. Partout, il a un gros avantage - le seul, disent ses détracteurs : il valorise l'image de l'homme. Du maire au gendarme, en passant par le modeste employé municipal à qui il donne une motivation précieuse.

La plupart des chevaux urbains sont utilisés pour la surveillance. Selon les Haras nationaux, fin 2006, un millier de chevaux y étaient consacrés. Au moins 25 villes ont désormais des chevaux dans leur police municipale. Parmi elles, Caen, Versailles, Bordeaux, Montpellier...

La Garde républicaine a été la première à organiser des patrouilles à cheval en forêt, puis à Paris et maintenant sur certaines plages l'été. Elle a aussi repris du service pour canaliser les supporteurs de football ou de rugby pour la Coupe du monde. Quant à la police nationale, sa première unité équestre a été créée en 1994 pour sécuriser le parc départemental de La Courneuve. Ses policiers montés y côtoient les gardes à cheval du conseil général, au pied des cités sensibles de Seine-Saint-Denis. Pour les sorties de matchs du Stade de France, 7 policiers à cheval remplacent 35 hommes à pied. Sur l'ensemble de la région, 80 cavaliers emploient 47 chevaux.

Le cheval est si apprécié qu'une discrète guerre des polices montées oppose policiers et gendarmes de la Garde républicaine. Pour tous, le cheval est considéré comme un "médiateur" précieux. "Quand il y a des chevaux dans un quartier, les gamins vont parler au keuf, parce que c'est un dresseur de chevaux !" lance M. Linot, lui-même issu d'un quartier défavorisé. A 2,50 m de haut, l'oeil du cavalier voit large et loin. Le cheval ne pollue pas, entre là où s'arrêtent les engins motorisés, est plus rapide et imposant qu'un piéton. Son image est en effet ambivalente. Apaisant, il peut dissuader et participer aux tâches répressives.

Quelque 70 communes participaient au congrès de Trouville 2007, contre 15 en 2002. Les récalcitrants évoquent le crottin (problème réglé par des sacs pour les chevaux attelés), les dangers du cheval ; ils doutent de son efficacité, évoquent son coût... "On est dans un monde du minéral et on y rajoute du vivant, rétorque M. Linot. Cela n'a pas de prix !"

Jean-Louis Andreani
Article paru dans l'édition du monde du 17.11.07.

Logistique avec un cheval de trait pour les noces d'Art de Solid'art (merci à Cath pour l'idée)


Auteur de la photo : Alex Modesto