Page précédente

Sommaire général

Retour sommaire rapport

Plan du site

Page suivante

Rapport "Chevaux de trait : le retour ?"

IV. VILLES

3. Conclusion

 

La quinzaine de terrains choisis pour engager la réflexion sur l'usage du cheval de trait dans les villes et leurs périphéries livre une moisson de faits d'une réjouissante diversité, tant en ce qui concerne l'animal lui-même, que les conditions matérielles de son emploi (techniques requises), le type d'action développé, les lieux et le contexte institutionnel où elle se situe. Un éventail de pratiques révélateur de situations d'expérimentation technique et culturelle : la traction animale est en ré-apprentissage, et les contraintes particulières de l'environnement urbain (bruit, agitation, dangerosité) n'ont pas nivelé les façons de faire. Mais par-delà de cette grande diversité qui s'impose au regard dans une première approche, se dessinent des traits généraux, spécifiques de l'urbain.

 

Chevaux, véhicules et techniques d'attelage

 

Dans les berceaux d'élevage (Bretagne et Basse-Normandie surtout), la préférence va très généralement aux sujets de race (avec papiers) ; ailleurs, la gamme s'ouvre, et l'éventail français est presque au complet (sauf le Trait mulassier), sans oublier quelques cas de croisements. Si les exemples de traction animale urbaine étudiés ne concernent que l'espèce chevaline, et la seule catégorie du "trait", le choix de l'animal varie, pour le même type d'utilisation (traction de véhicules lourds : château de Versailles), du lourd au très léger. Les juments sont préférées par les particuliers (la perspective du poulain n'est jamais très éloignée), mais elles panachent aussi la cavalerie de hongres des entreprises plus importantes. Le parc de véhicules compte un char romain et un omnibus à trois chevaux "Madeleine-Bastille" (tous deux d'interprétation très libre), quelques belles pièces anciennes restaurées (des landaus, un char à banc breton, deux voitures normandes de marché), et une majorité de véhicules neufs, "copie d'ancien" ou de conception résolument moderne (solidité, facilité d'entretien, polyvalence). La "PME" attelage de Versailles use d'un pesant (mais roulant) "char à bancs" de 24 places spécialement mis au point par un constructeur allemand qui fait autorité dans le monde sportif.... Fait remarquable : le mot "calèche" (référence obligée des entreprises de tourisme attelé), masque la disparité des voitures.

La sellerie n'est pas plus homogène : de la récupération ou du neuf, des bricoles et des colliers (à peu près à égalité, mais pas en neuf, où s'affirme le parti-pris de la bricole), cuir "anglais" ou matière synthétique (de belle apparence, facile d'entretien, solide). Quant à la ferrure, c'est le type de travail (plus ou moins intensif) et le lieu (macadam ou pas) qui fait la différence : doit-on adopter les pastilles de tungstène? Tous les responsables d'écurie sont informés d'une fatigue accentuée pour les tendons (dureté du contact) et la mécanique fragile du pied (vibrations) ; c'est oui tout de même pour les bêtes qui ont véritablement retrouvé les conditions du service urbain d'autrefois (usure trop rapide au regard de la cherté de la ferrure, risques de glissades sur le bitume).

Les chevaux tractent (on s'en serait douté). Dans la majorité des cas plus précisément, ils transportent. Des passagers le plus souvent (clientèle familiale, enfants), mais aussi les sacs poubelles remplis sur les plages ou dans les rues, les ronces et le bois mort des chemins et des sous-bois, et encore du gravier, des betteraves fourragères, de la paille et du foin pour nourrir celui qui tire la remorque. Dans certains cas, la voiture se transforme pour recevoir tantôt des personnes, tantôt des marchandises. Les chevaux tirent aussi du bois, et parfois rien du tout : c'est leur simple présence qui est requise, comme lors des fêtes, qui déplacent la fonction et le savoir-faire du travail en spectacle pour un public local, ou plus large. La marge de manœuvre est grande : le cheval breton véhicule à Loudéac des personnages politiques, porte des cavaliers-agriculteurs qui se sont approprié un quadrille militaire, ou encore défile derrière des bannières, en confréries de villages ; au Comice réinventé de Saint-Lubin, à Rambouillet, c'est le rituel national du concours de modèles et allures qui est transposé dans un ballet libre de néo-éleveurs et utilisateurs présentant un panachage de races produites hors berceaux, devant un jury de vétérinaires des services administratifs régionaux.

La tâche accomplie est parfois rude, imposant un suivi sanitaire attentif, comme dans le parc du château de Versailles. Autre service régulier, propre à façonner un ouvrier à l'ancienne : la jument associative des Attelages du Londel, qui fait ses huit heures journalières de déplacements sur goudron, macadam et terre battue, d'un bout de l'année à l'autre, en dehors des week-ends. Mais le travail est (trop) souvent saisonnier (promenade touristique), ce qui pose d'ailleurs un difficile problème de diversification en morte-saison pour une entreprise qui exclut de débaucher tout son personnel ; dans la majorité des cas, cette activité apporte un simple complément.

 

Tirer, représenter, relier

 

En ville, le cheval de travail est pluri-fonctionnel. On use de sa force tranquille dans une logique de substitution raisonnée à celle du moteur. La puissance des "éléphants de nos campagnes", comme dit l'un des responsables de Poneys des quatre saisons, fait également spectacle, délivre des messages publicitaires, suscite de l'échange. Ce sont les institutions qui affichent (dans tous les sens du terme, car les véhicules sont tous équipés de pancartes) le plus clairement leurs couleurs. Verte, pour les municipalités qui ont renoué avec la traction animale (par achat ou prestation de service, comme à Rennes et Saint-Pierre-sur-Dives) et expriment à travers leurs attelages un tournant ou une accentuation de leur politique : sensibilité à l'environnement, biodiversité, développement durable, qualité de la vie, préservation du patrimoine vivant. En partenariat avec la percheronne Caressante, les Attelages du Londel à Caen cherchent à désenclaver la question des banlieues, en portant les difficultés des jeunes sur la place publique (ou plutôt dans un parc municipal). Ici, comme dans le domaine de Saint-Cloud avec l'association Espaces, ce n'est pas l'effet de vitrine pour la démarche qui prime - quoiqu'il importe de la faire connaître et reconnaître ; c'est l'ouverture vitale que l'exercice du métier de meneur en ces lieux offre aux jeunes gens dont on organise le parcours de réinsertion. Promenant des familles dans la décharge publique reconvertie en jardin, ils racontent l'histoire de la métamorphose du métier, le métier qui les a eux-mêmes réhabilités, l'attachement à la Percheronne et la fierté de savoir la manier.

Dans les bois de Vincennes et de Landevennec (Sud-Finistère), le cheval de trait a fait bouger des administrations réputées particulièrement rigides. Au Service des espaces verts de Paris, le responsable de l'introduction des Ardennais a d'abord voulu faire parler de sa circonscription, le bois de Vincennes. Mais l'énergie qu'il a placée dans cet improbable dossier s'explique par une visée plus audacieuse : introduire une logique de troc avec d'autres administrations (échanges de prestations avec la Garde Républicaine et les Haras nationaux), mobiliser l'équipe "en interne" autour d'un principe de polyvalence, en particulier dans les tâches accomplies avec les Ardennais, objets de curiosité et d'intérêt partagés par le personnel, le public et les médias. A Landevennec, une association de riverains bloque l'entrée des tracteurs et des tronçonneuses pour l'exploitation de pins qui menacent pourtant la sécurité publique : c'est le travail avec des chevaux (bretons bien sûr) qui va faire admettre la nécessité d'intervention, et donner de l'imagination sociale à la vieille institution. Cette "tire au bois" inédite dénoue le conflit, apporte une solution technique et offre une opportunité exceptionnelle au maire et aux médias, qui n'ont pas laissé passer l'occasion : une liaison cheval-bateau pour un débardage écologique et patrimonial dans l'une des plus belles baies bretonnes. L'histoire des bois de Landevennec s'enrichit encore d'un déblocage biologique de juments de grande race que l'inaction avait rendues stériles, et de liens tissés entre l'équipe de forestiers responsables du secteur, le tandem de débardeurs (bûcheronnage et "tire") et les usagers de la forêt.

La plupart des terrains visités ont offert cette qualité sensible des situations de laboratoire du changement social, souvent marquées par des mutations de politiques institutionnelles, mais également des reconversions professionnelles, comme dans le cas des débardeurs bretons. Amateurs ou professionnels, les gens de chevaux (de trait comme les autres) sont souvent pris de passion. Les acteurs de la scène urbaine le sont d'autant plus qu'ils se savent exposés, et en observation. Ceux qui accèdent à la ville - les grandes villes en particulier - sont de véritables professionnels, car les difficultés techniques et les risques matériels sont plus élevés qu'ailleurs. La visibilité de l'action est aussi très grande, et la grande majorité des personnes rencontrées exprime le sentiment d'une prise de responsabilité collective : à travers son propre savoir-faire, c'est un peu toute la famille des amoureux du cheval de trait qui s'exprime, et le désir de chacun d'œuvrer pour un renouveau. L'action urbaine mobilise une énergie militante et pédagogique. Agir pour soi, mais au nom de tous les autres convaincus de la cause, et travailler à convaincre, transmettre et former. Le travail accompli par l'animal lui-même présente souvent cette dimension démonstrative et d'exemplarité. Les médias constituent bien sûr les partenaires obligés, et souvent empressés, de cet effort de communication qui assure à certaines réalisations une position de référence à l'échelle nationale (Rennes, Rambouillet, Saint-Pierre-sur-Dives, Strasbourg...). Une notoriété qui fonctionne sans véritable base de connaissance, mais qui a comme vertu de susciter des initiatives et de soutenir des projets.

 

Cheval-passion

 

La plupart de ceux qui travaillent avec des chevaux en ville se trouvent ainsi placés sous les feux de la rampe. On comprend qu'une charge émotionnelle particulière s'attache aux nouveaux usages du cheval de travail dans la ville, qui redoublent les passions ordinaires. Affectivité à fleur de peau entre les humains, et des humains aux chevaux. L'un des enseignements les plus sensibles de la mise en service des 35 chevaux de trait des Calèches du château de Versailles tient à la qualité de la relation entre les chevaux et le personnel massivement jeune et féminin, qu'on désigne officiellement comme "cochers" (le terme ne se décline pas), et officieusement comme "meneurs" (le terme ne se décline pas plus). Un maternage de chaque instant, tout au long d'un service éprouvant pour tous, qui va de pair avec le désir d'être à la hauteur dans l'expérience à hauts risques, impliquant une équipe soudée autour de la personnalité d'un couple champion-entraîneur (ce dernier mot ne se décline pas au féminin, une fois de plus). On aime l'animal, et on l'utilise à fond, sous la pression d'un public et d'une clientèle à la fois très sensibles à la cause des animaux, et charmés par la prestation hippomobile. Paradoxes de l'attelage contemporain...

L'action-phare de Versailles, compagnie de calèches du troisième millénaire des villes de grand tourisme patrimonial, soulève un problème aigu : la formation aux métiers de l'attelage aujourd'hui, la concurrence entre réseaux culturels et sociaux pour la maîtrise des contenus, et de la position de leader pédagogique. Meneur, ou cocher ? Le choix des mots marque l'appartenance à deux mondes encore bien distincts. Le premier classe dans la mouvance d'un sport qui s'est structuré en France dans les années 1980, au travers de compétitions nationales organisées par la Direction nationale des sports équestres et dont l'accès est conditionné par un diplôme... de meneur. Un monde constitué d'une foule croissante d'amateurs (plutôt fortunés : le système composé de chevaux, voitures et harnais est très onéreux) au sein desquels émergent quelques professionnels sponsorisés, de niveau national, européen ou mondial. Meneur et cocher : pour les jeunes employés (employées) des Calèches de Versailles, le balancement entre les deux qualificatifs traduit le passage entre le statut d'amateur et celui de professionnel : repêché dans l'histoire technique et sociale du travail salarié, le qualificatif de "cocher" renvoie au conducteur de fiacre, avec la prise en charge des voyageurs payants.

Dans la mouvance du Syndicat de cochers qui vient de se constituer, regroupant des praticiens de la France entière, on a souvent l'expérience de la compétition, et même de la cascade. Mais on revendique la diversité des pratiques, la liberté de combiner les activités d'élevage, de tourisme et de l'animation rurale, et dans la progression d'un savoir-faire qui conduit à la ville. Derrière les mots-bannières, le clivage est bien dessiné : une culture sportive dominante, face à une culture composite d'utilisateurs, qui revendiquent une autre professionalisme, et font valoir leur (s) différence (s).

 

Hybridations culturelles

 

L'accès au travail hippo-tracté dans la rue ou dans les parcs publics constituerait la preuve (et la mise à l'épreuve) du professionnalisme (savoir-faire, pouvoir en vivre), et l'aboutissement de la re-diversification des usages (et des images) du cheval de trait. La ville est donc le théâtre d'une compétition entre ce qui est professionnel et ce qui ne l'est pas, entre des modèles d'actions et des réseaux d'acteurs qui évoluent plutôt dans les cercles sportifs, ou dans la diversification agricole et rurale. De ces confrontations passionnées résulte une hybridation culturelle active, dont la réflexion sur la formation constitue le creuset. Autre foyer et circonstances de l'intégration : les clubs hippiques et les fermes pour enfants qui ont adopté le cheval de trait, pour leur propre compte (Poneys des quatre saisons), ou en partenariat avec d'autres structures (Domaine de Saint-Cloud/Espaces, Ville de Rennes). Dans tous ces cas de figure, les femmes - très majoritaires dans la population cavalière - assurent un rôle de passage. Passeurs également, les "anciens", qui ont mené les attelées labourant dans le bruit des tracteurs, et ceux qui ont conservé des harnachements et des voitures en bon état, permettant de faire la soudure entre les générations de charretiers d'avant le productivisme agricole, et celles du développement durable des villes, créatrices et gestionnaires d'un patrimoine vivant combinant des symboles de nature et de ruralité.