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Rapport "Chevaux de trait : le retour ?"

I. INTRODUCTION GENERALE

 

1. Origines et contexte de la recherche

La recherche intitulée "Chevaux de trait : le retour ? Atteleurs, compétition et tradition" s'inscrit dans le programme "Tradition" (sous-programme "Relance et revitalisation") de la Mission du Patrimoine Ethnologique (ministère de la Culture). Un colloque a récemment montré l'extraordinaire vitalité de ces dynamiques sociales à travers l'Europe (1), dont la traction animale constitue l'une des figures, les autres motifs étant les fêtes - votives, sportives, folkloriques - , les produits de terroirs et les façons culinaires, mais également les races domestiques animales ou les techniques de construction de maisons, etc.

Cette recherche sur les nouveaux usages du cheval de trait avait comme particularité de prolonger une réflexion antérieure (Lizet 1982, 1989 et 1996), en impliquant des ethnologues régionaux (2) sur un terrain qui s'avérait particulièrement sensible. Toutes les "relances" d'activités traditionnelles créent des situations de confrontation culturelle et sociale, liées à la diversification des acteurs et à l'élaboration d'une nouvelle culture technique faite d'une combinaison de traits traditionnels et novateurs (Bromberger et Chevallier 1999 : 1-16). Mais le climat émotionnel est particulièrement agité autour du cheval de trait, pour trois raisons :

- Parce qu'il s'agit d'un animal, et d'un animal monumental (atteignant souvent la tonne), par ailleurs chargé d'histoire : la traction chevaline, qui s'était généralisée pour les labours dès le XIIIème siècle en Europe du Nord-Ouest (3), disparaît presque totalement, en quelques décennies, dans la première moitié de notre siècle.

- Parce que cette relance "d'Utilisation" des années 1990 en efface une autre organisée dix ans plus tôt, qui tentait de faire du cheval de trait une bête à viande spécialisée à l'instar du taurillon, et qui laisse un sentiment d'échec à tous les éleveurs qui en étaient activement partie prenante de cette spécialisation à la viande, et en particulier dans les berceaux " secondaires " du Massif Central et des Pyrénées, qui découvraient l'espèce chevaline, et qui ont permis à certaines races de développer leurs effectifs (4).

- Et parce que les Haras Nationaux (ministère de l'Agriculture), gardiens de ce grand patrimoine bioculturel, cessent d'en garantir la sauvegarde : ils voient leurs moyens diminuer et le partenariat avec les " socio-professionels " (5) s'imposer.

 

Longtemps confiné dans le monde discret des concours de race et des circuits de la filière hippophagique, le cheval de trait devient un enjeu de la restructuration du Service des Haras, des Courses et de l'Équitation, qui vient d'aboutir à la création d'un Etablissement Public Administratif (6). Au début des années 1990, face aux critiques d'immobilisme et d'élitisme, l'institution établie sous le règne de Louis XIV entre dans l'ère de la communication, entièrement centrée sur ce cheval rural, qui fut la force motrice des petites exploitations françaises jusque dans l'après-guerre (7).

 

2. Objet et méthode

Le court épisode de la relance bouchère à peine refermé, une intense campagne de réhabilitation de la traction a donc été conduite par les Haras Nationaux, en collaboration étroite avec les syndicats d'éleveurs des berceaux historiques de races (8), et avec leur représentation nationale, la Fédération Nationale du Cheval, une section spécialisée de la FNSEA. Cette entreprise promotionnelle a pris la forme de grands spectacles très médiatisés : les "Routes", épreuves nationales d'endurance attelée, les Championnats nationaux et internationaux d'attelage de chevaux de trait, les Trophées du Salon du cheval et d'Agriculture, etc. Toutes ces manifestations combinent deux aspects : la performance sportive réalisée avec une bête monumentalisée pour la production bouchère, et la mise en scène des traditions et des identités rurales locales. La réussite de ces nouvelles fêtes et leur grande inventivité tiennent à ce montage paradoxal, mais aussi au discours patrimonial qui les accompagne ; les neuf races de chevaux agricoles régionaux sont menacées, chaque personne dans le public peut devenir acteur de leur sauvegarde, en s'adonnant aux nouveaux loisirs de l'attelage.

Dans l'enchaînement rapide de ces événements de sport-spectacle, le cheval de trait a changé d'identité, il a retrouvé une place dans l'imaginaire des Français (9), et les Haras Nationaux ont administré la preuve de leur capacité à faire connaître leur action auprès du grand public. Les Routes et les autres manifestations ont joué le rôle d'amplificateur et de vitrine d'initiatives préexistantes (combinaisons néorurales d'un usage pour la reproduction, le travail, le spectacle et le sport ; animations par les anciens charretiers des fêtes folkloriques de vieux métiers ruraux). Cette communauté déjà composite (éleveurs traditionnels et néoruraux) s'est mobilisée pour " l'Utilisation ", ce slogan qui marquait la fin de la période bouchère, et créait les circonstances d'une nouvelle diversification sociale.

Le principal objectif de cette recherche est d'affiner l'exploration de ces lieux et contextes d'une expérimentation technique et culturelle fertile sur un animal socialement marginalisé, qui redevient véritablement collectif. Nouvelles pratiques techniques, nouvelles représentations de l'animal, complexification des réseaux de sociabilité et d'échange, installations professionnelles : dans ce vaste chantier d'observation du changement sociologique et culturel, trois pistes nous sont apparues comme prioritaires :

- La diversification culturelle et sociale des acteurs du cheval de trait s'est traduite par une réactivation (10) de la vie associative, signalée par une floraison de logos et de médias. Ce sont des entrées privilégiées pour l'étude des réseaux - anciens, recomposés - d'amateurs du cheval de trait.

- L'extrême variété des formes et des modalités de la relance invite à un recensement méthodique des actions et des acteurs sur le territoire. La région - au sens administratif, telle qu'elle est couverte par exemple par les ethnologues régionaux - apparaît comme un bon terrain d'investigation, qui doit par ailleurs permettre des comparaisons.

- Le cheval de trait a cessé d'appartenir au seul monde agricole : au travers des utilisations bien concrètes dont il est l'objet, il apparaît comme un emblème disputé ou partagé, mais toujours porteur de valeurs, d'images et de représentations qui en font un trait d'union entre les classes d'âges, les groupes sociaux, les ruraux et les urbains. C'est le public urbain qui est particulièrement visé par les spectacles de la relance, et de nouvelles formes urbaines de l'utilisation se sont individualisées : elles feront l'objet d'une analyse spécifique.

 

L'équipe associe quatre ethnologues : un conseiller pour l'ethnologie en région (François Portet, Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bourgogne), deux chercheurs contractuels (Corinne Boujot (11) et Anne Bourdon) et un chercheur du CNRS (Bernadette Lizet). Nous avons opté pour une démarche concrète, pragmatique et finalisée, visant à produire des résultats utiles aux professionnels investis dans les opérations de relance, et en particulier à ceux qui ont été nos partenaires de terrain. La recherche est composée de terrains distincts et coordonnés : deux "transversaux" (les associations et leurs médias d'une part, la ville d'autre part) et deux régionaux (Bourgogne et Basse-Normandie). L'ambition était ainsi de donner une vision nationale du phénomène de relance de l'utilisation du cheval de trait (au moins d'en saisir la diversité, les traits marquants, les tendances et les réseaux d'acteurs), et aussi de caractériser des situations régionales, dans la perspective de comparaisons ultérieures.

Nous avons repris le système de fiches proposé pour l'ensemble du programme " Traditions " de la Mission du Patrimoine Ethnologique en l'adaptant à nos propres besoins, et en testant la grille initiale avec les premières enquêtes réalisées lors d'une mission collective en Bretagne (février 1998). Nous avons alors précisé nos objectifs :

- élaborer un système de description commun des différentes situations, qui permette également une analyse de la dynamique des actions et une première interprétation des matériaux recueillis

- synthétiser les faits et leur analyse sous une forme qui se prête bien à la restitution aux acteurs.

Nous avons par ailleurs rapidement convenu d'une procédure de validation des résultats auprès de nos interlocuteurs de terrain, qui s'est avérée efficace (riches apports d'information complémentaire, vérification des faits et discussions éclairantes sur les interprétations proposées, motivation des acteurs pour la démarche de recherche).

 

Dans le déroulement des opérations de terrain et dans la conduite des échanges sur la méthode de travail et les matériaux scientifiques obtenus, le fonctionnement de l'équipe n'a pas été sans problèmes. Nous avions opté pour une pratique de terrain dédoublée (travaux personnels, et missions d'équipe) et sous-estimé la lourdeur du mécanisme de l'échange, d'une région (la Bourgogne, la Franche-Comté dans les débuts, puis la Basse-Normandie) et d'un métier à l'autre (chercheurs CNRS et contractuels, ethnologues régionaux). Une organisation particulièrement rigoureuse du travail s'est imposée, basée sur un principe de réunions d'étapes régulières donnant matière à des compte-rendu précis. Elles étaient d'autant plus nécessaires que le dispositif initial s'est trouvé enrichi et complexifié par l'implication connexe d'autres institutions (CRéCET, Haras de Compiègne et Espace Naturel Nord-Pas-de-Calais (12), École Nationale Supérieure Agronomique de Dijon (13)) et d'autres chercheurs (Catherine Lantenois (14), Agnès Fortier), engagées sur d'autres régions (Basse-Normandie, Bretagne, Nord-Pas-de-Calais).

 

Le déroulement de cette recherche a confirmé les bonnes dispositions du milieu professionnel et amateur à l'égard d'une démarche ethnologique, en particulier par le biais de l'analyse patrimoniale. La perspective adoptée - recherche ciblée, expression des résultats sous la forme concise de fiches techniques, annonce de documents rapidement mis en circulation - a sans doute contribué à créer un bon climat d'échange. Le fait mérite d'être souligné, car la pénétration du microcosme équestre n'a pas toujours été aussi facile. Aujourd'hui, les interlocuteurs sont déjà familiarisés avec la démarche ethnologique (ses objectifs, et aussi ses outils d'investigation sur le terrain, avec prise de notes et magnétophone). La crise provoquée par le bouleversement des valeurs et des repères (du "Lourd" au "Trait") et par les difficultés persistantes du débouché à la viande, incitant à investir l'animal comme un patrimoine-refuge, ont élargi le besoin de recherche, du zootechnique vers le culturel.

 

Notes

1 "Relance de traditions en Europe aujourd'hui. Etudes de cas", Aix-en-Provence, 17 et 18 septembre 1999. Organisé par la Mission du Patrimoine Ethnologique et l'Institut d'Ethnologie Méditerranéenne et Comparative (Centre d'Ethnologie Méditerranéenne).

2 Au sein de la Direction Régionale des Affaires Culturelles, le conseiller à l'ethnologie a comme fonction d'organiser la recherche sur le patrimoine ethnologique régional et de contribuer à sauvegarder et à valoriser ce patrimoine ethnologique (réalisations de films, expositions, publications, actions de protection, circuits culturels etc.). La mission du Patrimoine Ethnologique, 1993 : 14.

3 L. White, 1969 : 55-76.

4 C'est en particulier le cas de la bretonne et de la comtoise. L'attribution des primes agri-environnementales aux races menacées, dont toutes les races de chevaux de trait bénéficient, ont par ailleurs provoqué depuis 1992 un important mouvement d'inscription à titre initial de ces populations de montagne de la France méridionale.

5 Les éleveurs et les métiers annexes de l'élevage (centres équestres, organisateurs de compétition etc.).

6 Décret du 2 juillet 1999, paru au Journal Officiel le 4 juillet 1999 (EPA.Haras Nationaux).

7 Depuis 1994, un groupe de travail intitulé " Filière Trait " s'est également constitué. Il réunit les responsables des syndicats de race et des principales associations d'utilisateurs, afin de " relancer la machine, structurer l'élevage, cherccher des directions nouvelles, en traitant des sujets de l'amont vers l'aval, de l'élevage à la viande et au sport " (B. Pourchet, communication personnelle, Salon de l'agriculture 1999).

8 Ardennaise, auxoise, boulonnaise, bretonne, cob, comtoise, percheronne, poitevine mulassière et Trait du Nord.

9 Le phénomène dépasse largement la France (la participation aux Routes est de plus en plus européenne, et certains pays voisins ont adopté et adapté la formule).

10 L'histoire associative du cheval de trait connaît trois périodes : une première, fondatrice, avec la création des syndicats de race ; l'installation néo-rurale des années 1980 provoque une deuxième vague, à laquelle participent également les structures régionales mises en place pour l'organisation de la production bouchère ; la réhabilitation du "Trait " provoque une véritable effervescence.

11 Le travail de Corinne Boujot a été largement financé par le CReCET (Centre Régional de Culture Ethnologique et Technique de Basse-Normandie), dans le cadre d'une enquête préliminaire à une recherche régionale. Philippe Goergen (Conseiller pour l'Ethnologie à la DRAC de Franche-Comté) n'ayant pu concrétiser sa participation au programme, il fut demandé à Corinne Boujot de s'impliquer dans un état des lieux de la région Basse-Normandie.

12 Durant l'année 1997-1998, en collaboration avec Agnès Fortier, enseignant-chercheur, un programme de recherches est élaboré dans le cadre des travaux d'étudiants de deuxième année (stages en entreprise) du département d'Administration Economique et Sociale de L'Université d'Artois (Arras). Un partenariat s'organise avec le Haras de Compiègne et l'Espace Naturel Régional Nord-Pas-de-Calais. Mais l'investissement s'est avéré très lourd, et l'intérêt pour la démarche n'était pas suffisamment partagé : le projet n'a pas abouti.

13 Jean-Christophe Meunot, "Usages et usagers du cheval de trait auxois", 1999.

14 Boursière de la Mission du Patrimoine Ethnologique avec un sujet intitulé " Le cheval de trait en Centre-Bretagne. Formes de sociabilité anciennes et nouvelles, recomposition des territoires et patrimonialisation ".